II
LUCINDA, OCTAVIO, SCARAMOUCHE

« On dirait le dessin d’un énorme échiquier », dit enfin Alice.

 

L. Carroll

 

La clochette tinta quand Julia poussa la porte du magasin de l’antiquaire. Quelques pas à l’intérieur, et elle se sentit envahie par une paix accueillante et familière. Ses premiers souvenirs se confondaient avec cette douce lumière dorée qui jouait sur les meubles d’époque, les sculptures et les colonnes baroques, les lourds secrétaires de noyer, les marbres, les tapis, les porcelaines et les tableaux noircis par la patine du temps dont les graves personnages en deuil contemplaient, bien des années plus tôt, ses jeux d’enfant. Beaucoup d’objets avaient été vendus depuis, remplacés par d’autres ; mais l’effet que produisaient ces salles bigarrées, la lumière qui se répandait sur les pièces antiques exposées en un harmonieux désordre, rien de cela n’avait changé. Comme les couleurs de ces délicates statuettes de porcelaine de La Commedia dell’Arte, signées par Bustelli : une Lucinda, un Octavio et un Scaramouche qui étaient l’orgueil de César et le divertissement favori de Julia quand elle était petite. Peut-être était-ce pour cette raison que l’antiquaire n’avait jamais voulu s’en défaire et qu’il les conservait encore dans une vitrine tout au fond, près de la verrière à petits carreaux sertis de plomb qui donnait sur le patio intérieur où il avait l’habitude de s’asseoir avec un livre – Stendhal, Mann, Sabatini, Dumas, Conrad – attendant le tintement qui annoncerait l’arrivée d’un client.

— Bonjour, César.

— Bonjour, petite princesse.

César avait plus de cinquante ans – Julia n’avait jamais réussi à lui faire avouer son âge exact – et ses yeux bleus, rieurs et moqueurs, faisaient penser à ceux d’un garçon espiègle qui ne connaît pas de plus grand plaisir que de faire le contraire de ce que voudrait le monde où on l’oblige à vivre. Avec ses cheveux blancs, soigneusement ondulés – elle le soupçonnait de se les teindre depuis des années déjà –, il était encore remarquablement bien conservé, quoique peut-être légèrement épaissi aux hanches, mais il savait s’habiller avec des costumes d’une coupe impeccable auxquels, en toute rigueur, on n’aurait pu reprocher que d’être un peu osés pour son âge. Il ne portait jamais la cravate, pas même dans les meilleurs salons, leur préférant de splendides foulards italiens noués sous le col ouvert de sa chemise, toujours de soie, ornée de son monogramme brodé au fil bleu ou blanc, juste au-dessous du cœur. Pour le reste, il se trouvait être le possesseur de l’une des cultures les plus vastes et les plus pures auxquelles Julia se fût frottée et chez personne mieux qu’en lui ne se vérifiait le principe qui veut que l’extrême courtoisie, chez les membres de la classe supérieure, soit la plus haute expression de leur dédain envers autrui. Dans l’entourage de l’antiquaire, et le concept s’étendait peut-être à l’humanité tout entière, Julia était l’unique personne qui jouissait vraiment de cette courtoisie, se sachant à l’abri du dédain qu’elle sous-entendait pour les autres. Car, depuis qu’elle avait eu l’âge de raison, l’antiquaire avait été pour elle une curieuse combinaison de père, de confident, d’ami et de directeur de conscience, sans être exactement aucune de ces choses.

— J’ai un problème, César.

— Je t’arrête. Si c’est le cas, alors nous avons un problème. Raconte-moi tout.

Et Julia lui raconta tout. Sans rien omettre, pas même l’inscription secrète dont la mention fit simplement sourciller l’antiquaire. Ils étaient assis à côté de la verrière à petits carreaux et César l’écoutait légèrement penché vers elle, la jambe droite croisée sur la gauche, une main sur laquelle brillait une topaze de grande valeur à monture d’or négligemment posée sur la montre Patek Philippe qui ornait l’autre poignet. C’était ce geste distingué, absolument pas calculé, ou du moins ne l’était-il plus depuis longtemps déjà, qui captivait si facilement les petits jeunes gens inquiets à la recherche de sensations raffinées, peintres, sculpteurs ou artistes en herbe que César parrainait avec une dévotion et une constance, il faut le reconnaître, qui dépassaient sensiblement la durée, jamais très longue, de ses relations sentimentales.

« La vie est brève et la beauté éphémère, petite princesse – c’était une mélancolie moqueuse qui affleurait sur les lèvres de César lorsqu’il adoptait ce ton de confidence, presque un murmure. Et il serait injuste de la posséder éternellement… Ce qui est beau, c’est d’apprendre à voler à un petit moineau, car sa liberté sous-entend ton renoncement » ; tu ne trouves pas la parabole jolie ?

Julia – comme elle l’avait admis à haute voix une fois qu’il l’avait accusée, à la fois flatté et amusé, de lui faire une scène de jalousie – sentait devant ces oisillons qui voletaient autour de César une irritation inexplicable que seule son affection pour l’antiquaire et la conscience raisonnée que celui-ci avait parfaitement le droit de vivre comme il l’entendait l’empêchaient d’extérioriser. Comme le soulignait Menchu avec son manque de tact habituel : « Ton histoire, ma fille, me semble être un complexe d’Électre travestie en Œdipe, ou vice versa… » Le fait est qu’à la différence de celles de César les paraboles de Menchu pouvaient être étonnamment explicites.

Quand Julia eut terminé de lui raconter l’histoire du tableau, l’antiquaire resta un moment silencieux, soupesant ce qu’il venait d’entendre. Puis il hocha la tête. Il ne semblait pas terriblement impressionné – en matière d’art, et à ce stade de sa vie, peu de chose l’impressionnait –, mais la lueur moqueuse de ses yeux avait un instant cédé la place à un bref éclair d’intérêt.

— Fascinant, dit-il, et Julia sut aussitôt qu’elle pouvait compter sur lui. Depuis qu’elle était petite, ce mot avait toujours été une incitation à la complicité et à l’aventure sur la piste d’un secret : le trésor des pirates caché dans un tiroir de la commode Isabelle II – qu’il avait fini par vendre au Musée Romantique – ou l’histoire imaginaire de la dame en dentelles, attribuée à Ingres, dont l’amant, officier des hussards, était mort à Waterloo en criant son nom en pleine charge de cavalerie… C’est ainsi que, tenue par la main de César, Julia avait vécu cent aventures dans cent vies différentes ; et invariablement, dans toutes et chacune, elle avait appris avec lui à apprécier la beauté, l’abnégation et la tendresse, tout comme le plaisir délicat et pourtant tellement vif que l’on peut tirer de la contemplation d’une œuvre d’art, de la finesse transparente d’une porcelaine, de l’humble reflet d’un rayon de soleil sur un mur, décomposé par le cristal pur dans toute la splendeur de sa gamme de couleurs.

— Pour commencer, disait César, il faudrait regarder à fond ce tableau. Je peux aller chez toi demain soir, vers sept heures et demie.

— D’accord – elle le regardait avec une certaine méfiance. Mais Álvaro risque d’être là lui aussi.

Si l’antiquaire fut surpris, il n’en dit rien. Il se borna à plisser les lèvres en une moue cruelle.

— Merveilleux. Il y a longtemps que je n’ai pas vu ce porc et je serai ravi de lui décocher quelques dards empoisonnés, enrobés de délicates périphrases.

— S’il te plaît, César.

— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Je serai d’une extrême bienveillance, compte tenu des circonstances… Ma main frappera, c’est certain, mais j’essaierai de ne pas répandre de sang sur ton tapis persan. Qui d’ailleurs aurait besoin d’un bon nettoyage.

Elle le regarda, émue, et posa les mains sur les siennes.

— Je t’aime, César.

— Je sais. C’est normal. À peu près tout le monde partage ton avis.

— Pourquoi détestes-tu Álvaro ?

C’était une question stupide et il la regarda avec des yeux gentiment réprobateurs.

— Il t’a fait souffrir, répondit-il gravement. Si tu m’y autorisais, je serais capable de lui arracher les yeux pour les jeter aux chiens, sur les chemins poussiéreux de Thèbes. Très classique tout cela. Tu pourrais faire le chœur ; je t’imagine, très belle dans ton péplum, les bras nus levés vers l’Olympe, tandis que les dieux ronflent là-haut, parfaitement ivres.

— Epouse-moi. Tout de suite.

César lui prit la main et l’effleura de ses lèvres.

— Quand tu seras grande, petite princesse.

— C’est déjà fait.

— Pas encore. Mais quand tu le seras, altesse, j’oserai te dire que je t’aimais. Et que les dieux, quand ils se sont réveillés, ne m’ont pas tout enlevé. Seulement mon royaume – il était devenu songeur. Ce qui, tout bien pensé, est une bagatelle.

C’était un dialogue intime, rempli de souvenirs, de secrets partagés, aussi vieux que leur amitié. Ils se turent, écoutant le tic-tac des pendules et des horloges centenaires qui, dans l’attente d’un acheteur, continuaient à égrener le passage du temps.

— En résumé, reprit César au bout d’un moment, si je comprends bien, il s’agit d’élucider un assassinat.

Julia le regarda, surprise.

— C’est étrange que tu dises cela.

— Pourquoi ? Il s’agit bien de cela. Qu’il ait eu lieu au XVe siècle ne change rien à l’affaire…

— Oui, mais ce mot, assassinat, éclaire les choses sous un jour plutôt sinistre, répondit-elle en adressant un sourire inquiet à l’antiquaire. J’étais peut-être trop fatiguée hier soir pour les voir sous cet angle, mais jusqu’à présent j’avais pris tout cela comme un jeu ; comme s’il s’agissait simplement de déchiffrer un rébus… Une espèce d’affaire personnelle. D’amour-propre.

— Et ?

— Et maintenant, tu me parles le plus naturellement du monde d’élucider un assassinat réel. Je viens de comprendre… – elle s’arrêta un moment, la bouche ouverte, comme si elle se penchait au bord d’un abîme. Tu te rends compte ? Quelqu’un a assassiné ou fait assassiner un certain Roger d’Arras le Jour des Rois 1469. Et l’identité de l’assassin est révélée dans le tableau – elle se redressa sur sa chaise, fébrile. Nous pourrions résoudre une énigme de cinq siècles… Et peut-être découvrir la raison pour laquelle une petite partie de l’histoire de l’Europe s’est déroulée d’une certaine façon et pas d’une autre… Imagine un peu le prix que La Partie d’échecs pourrait atteindre aux enchères, si nous perçons le secret !

Elle s’était levée, les mains posées sur le marbre rose d’un guéridon. D’abord surpris, puis admiratif, l’antiquaire partageait son avis.

— Des millions, ma chérie, confirma-t-il en un soupir arraché par l’évidence. Des millions et des millions, reprit-il songeur, convaincu. Avec la publicité voulue, Claymore peut tripler ou quadrupler la mise à prix… Un vrai trésor, ton tableau. Je suis sérieux.

— Il faut voir Menchu. Tout de suite.

César s’y refusa d’un geste et prit un air grognon.

— Certainement pas, mon amour. Pas question de frayer avec cette cousette. Je ne veux rien savoir de ta Menchu. À la rigueur, je veux bien compter les coups, mais derrière la barrière. C’est tout.

— Ne sois pas idiot. J’ai besoin de toi.

— Et je suis à ta disposition, ma chérie. Mais ne m’oblige pas à côtoyer cette Néfertiti restaurée et ses proxénètes de service, de vulgaires gigolos. Ta bonne amie me donne la migraine – il se toucha la tempe. Exactement ici. Tu vois ?

— César…

— D’accord, je me rends. Vae victis. Je verrai ta Menchu.

Elle l’embrassa bruyamment sur ses joues rasées de près, respirant son odeur de myrrhe. César achetait ses parfums à Paris et ses foulards à Rome.

— Je t’aime, antiquaire de mon cœur. Beaucoup.

— Mensonge. Pur mensonge. Ce n’est pas à un vieux singe…

 

Menchu achetait elle aussi ses parfums à Paris, mais ils étaient moins discrets que ceux de César. Elle entra d’un pas vif dans le hall du Palace, sans Max, mais précédée d’une vague de Rumba de Balenciaga qui l’annonçait comme un héraut d’armes.

— J’ai des nouvelles.

— Elle se pressa une narine avec le doigt et renifla plusieurs fois. Elle avait fait une escale technique aux lavabos et quelques minuscules mouches de poudre blanche collaient encore à sa lèvre supérieure ; Julia savait parfaitement que c’était cette halte qui expliquait son air sémillant.

— Don Manuel nous attend chez lui pour parler de l’affaire.

— Don Manuel ?

— Le propriétaire du tableau, ma petite. Tu m’as l’air bien endormie. Mon petit vieux est adorable.

Elles commandèrent des cocktails et Julia mit son amie au courant des résultats de son enquête. Menchu faisait des yeux comme des boules de loto, calculant son pourcentage.

— Mais ça change tout – elle comptait rapidement sur ses doigts aux ongles vernis rouge sang, sur le napperon brodé de la petite table. Mon cinq pour cent me paraît un peu court. Alors, je vais faire une proposition aux gens de Claymore : sur la commission de quinze pour cent calculée sur le prix du tableau, sept et demi pour eux, sept et demi pour moi.

— Ils n’accepteront pas. C’est très au-dessous de leur bénéfice habituel.

Menchu se mit à rire, le bord de son verre entre les dents. Ça ou rien. Sotheby’s et Christie’s étaient au coin de la rue et ils pousseraient des hurlements de joie à la perspective d’hériter du Van Huys. À prendre ou à laisser, point final.

— Et le propriétaire ? Ton petit vieux a peut-être son mot à dire. Imagine qu’il décide de traiter directement avec Claymore. Ou avec d’autres.

Menchu fit un petit sourire rusé.

— Il ne peut pas. Il m’a signé un joli papier – elle montrait sa jupe courte qui découvrait généreusement ses jambes gainées de bas foncés. En plus, j’ai mis mon uniforme de campagne, comme tu vois. Mon don Manuel va être doux comme un agneau, ou je jure de me faire nonne – elle croisa et décroisa ses cuisses en l’honneur de la clientèle masculine de l’hôtel, comme pour vérifier l’efficacité de sa manœuvre, avant de fixer son attention sur son cocktail, satisfaite.

— Quant à toi…

— Je veux un et demi sur ton sept et demi.

Menchu poussa un hurlement. Mais c’est beaucoup d’argent, dit-elle, scandalisée. Trois ou quatre fois plus que ce qui était convenu pour la restauration. Julia la laissa protester tandis qu’elle sortait de son sac un paquet de Chesterfield et qu’elle s’allumait une cigarette.

Tu ne m’as pas comprise, précisa-t-elle en soufflant la fumée. Les honoraires de mon travail seront déduits directement du prix que recevra ton don Manuel après la vente… Le pourcentage dont je te parle vient en plus : sur ton bénéfice. Si le tableau se vend cent millions, sept et demi à Claymore, six à toi, un et demi à moi.

Il faut voir – Menchu hochait la tête, incrédule. Et tu avais l’air tellement sainte nitouche, avec tes petits pinceaux et tes vernis. Tellement inoffensive.

— Tu vois. Il n’est pire eau que l’eau qui dort.

— Tu me fais horreur, je le jure. J’ai couvé une vipère dans mon sein gauche, comme Aida. Ou Cléopâtre, peut-être ?… Je ne savais pas que tu te débrouillais si bien avec les pourcentages.

— Mets-toi à ma place. En fin de compte, c’est moi qui ai découvert l’affaire – elle agitait les doigts sous le nez de son amie. Avec ces petites mains-là.

— Tu profites de ce que j’ai le cœur tendre, petite vipère.

— Je dirais plutôt que tu as la tête dure.

Menchu soupira, mélodramatique. C’était retirer le pain de la bouche de son Max, mais on pourrait quand même s’entendre. L’amitié, c’est l’amitié. Elle regarda alors dans la direction de la porte du bar en haussant les sourcils. Évidemment. Quand on parle du loup…

— Max ?

— Ne sois pas désagréable. Max n’a rien d’un loup, c’est un ange – elle roula les yeux pour l’inviter à jeter un coup d’œil discret. Paco Montegrifo, de Claymore, vient d’entrer. Et il nous a vues.

Montegrifo était le directeur de la succursale de Claymore à Madrid. Grand, bien fait de sa personne, dans la quarantaine, il s’habillait avec l’élégance stricte d’un prince italien. La raie séparant ses cheveux était aussi correcte que ses cravates et il exhibait en souriant une large rangée de dents trop parfaites pour être authentiques.

— Bonjour, mesdames. Quelle bonne surprise !

Il resta debout tandis que Menchu faisait les présentations.

— J’ai vu certains de vos travaux, dit-il à Julia, quand il sut que c’était elle qui s’occupait du Van Huys. Je n’ai qu’une chose à dire : parfaits.

— Merci.

— Je vous en prie. Il ne fait aucun doute que La Partie d’échecs sera du même niveau – il exhiba de nouveau la blanche rangée de ses dents en un sourire professionnel. Nous plaçons de grandes espérances dans cette œuvre.

— Nous aussi, répliqua Menchu. Plus que vous ne l’imaginez.

Montegrifo dut percevoir une intonation particulière dans sa voix, car ses yeux marron se firent très attentifs. Pas bête, le bonhomme, pensa aussitôt Julia, tandis que le marchand de tableaux approchait une chaise. Il avait rendez-vous, expliqua-t-il ; mais on pourrait certainement patienter quelques minutes.

— Vous permettez ?

Il fit un signe de tête négatif à l’intention du garçon qui s’approchait et s’assit en face de Menchu. Il n’avait rien perdu de sa cordialité, mais on pouvait y percevoir à présent une certaine expectative prudente, comme s’il cherchait à capter une note lointaine et discordante.

— Des difficultés ? demanda-t-il calmement.

Menchu secoua la tête. Pas de difficultés, en principe.

Aucune raison de s’inquiéter. Mais Montegrifo ne semblait pas inquiet ; simplement courtoisement curieux.

— Peut-être faudrait-il renégocier les conditions de l’accord, se hasarda Menchu après une légère hésitation.

Suivit un silence embarrassé. Montegrifo la regardait comme il aurait pu regarder, en plein milieu d’une vente, un client incapable de garder son sang-froid.

— Ma chère madame, Claymore est une maison tout à fait sérieuse.

— Je n’en doute pas le moins du monde, répondit Menchu avec aplomb. Mais une enquête menée sur le Van Huys a révélé des faits importants qui donneront de la valeur au tableau.

— Nos experts n’ont rien trouvé de cela.

— L’enquête a été postérieure à l’expertise. Ce qu’on a trouvé… – et ici, Menchu sembla hésiter encore un instant, ce qui ne passa pas inaperçu – n’est pas visible.

Montegrifo se retourna vers Julia, l’air pensif. Ses yeux étaient froids comme de la glace.

— Qu’avez-vous découvert ? demanda-t-il d’une voix douce, comme un confesseur vous invite à soulager votre conscience.

Julia regardait Menchu, indécise.

— Je ne crois pas que je…

— Nous ne sommes pas autorisées…intervint Menchu, sur la défensive, du moins pas aujourd’hui. Nous devons d’abord recevoir les instructions de mon client.

Montegrifo hocha doucement la tête. Puis, avec un geste posé d’homme du monde, il se leva lentement.

— Mais je m’impose. Excusez-moi.

Il parut vouloir ajouter quelque chose, mais se borna à regarder Julia avec curiosité. Il n’avait pas l’air soucieux et se contenta, au moment de prendre congé, de manifester l’espoir – ce qu’il fit sans quitter la jeune femme des yeux, même s’il s’adressait à Menchu – que cette trouvaille, quelle qu’elle fût, ne modifierait en rien les engagements pris de part et d’autre. Puis, après avoir présenté ses respects, il s’éloigna parmi les tables et alla s’asseoir à l’autre bout de la salle, en compagnie d’un couple qui semblait étranger.

Menchu regardait son verre d’un air contrit.

— J’ai gaffé.

— Pourquoi ? Il fallait bien qu’il le sache tôt ou tard.

— Je sais. Mais tu ne connais pas Paco Montegrifo – elle but une gorgée en regardant le marchand de tableaux à travers son verre. Comme tu le vois, avec toutes ses bonnes manières, s’il connaissait don Manuel, il courrait lui demander ce qui se passe pour nous mettre en dehors du coup.

— Tu crois ?

Menchu poussa un petit rire sarcastique. Le curriculum vitae de Paco Montegrifo n’avait plus de secrets pour elle.

— Il a la langue bien pendue, il a de la classe, il n’a aucun scrupule et il est capable de flairer une bonne affaire à quarante kilomètres – elle fit claquer sa langue avec admiration. On dit aussi qu’il exporte illégalement des œuvres d’art et qu’il n’a pas son pareil pour suborner les curés de campagne.

— Pourtant, il fait bonne impression.

— C’est de cela qu’il vit, de faire bonne impression.

— Mais alors, avec tous ces antécédents, je ne comprends pas pourquoi tu ne t’es pas adressée à quelqu’un d’autre…

Menchu haussa les épaules. Ce qu’elle savait de la vie de cet homme n’avait rien à voir. La maison Claymore travaillait mieux que toutes les autres.

— Tu as couché avec lui ?

— Avec Montegrifo ? – elle éclata de rire. Non, ma fille. Ce n’est pas du tout mon genre.

— Je le trouve plutôt séduisant.

— C’est de ton âge, mignonne. Je préfère les voyous mal dégrossis, comme Max, les types qui semblent toujours sur le point de te donner une paire de gifles… Ils sont meilleurs au lit et, en fin de compte, ils reviennent beaucoup moins cher.

 

— Vous êtes trop jeunes, naturellement.

Elles prenaient le café avec lui autour d’une petite table en laque de Chine, à côté d’un balcon vitré rempli de luxuriantes plantes vertes. Un vieux tourne-disque jouait l’Offrande musicale de Bach. Don Manuel Belmonte s’interrompait parfois, comme si certaines mesures attiraient tout à coup son attention, puis après avoir écouté quelques minutes, il tambourinait légèrement un accompagnement sur le bras nickelé de son fauteuil roulant. Des taches mauves de vieillesse mouchetaient son front et le dos de ses mains. De grosses veines bleues sillonnaient son cou et ses poignets.

— La chose a dû se produire dans les années quarante, je suppose…, ajouta le vieillard, tandis que ses lèvres sèches et gercées ébauchaient un sourire triste. Les temps étaient difficiles et nous avons vendu pratiquement tous nos tableaux. Je me souviens surtout d’un Muñoz Degrain et d’un Murillo. Ma pauvre Ana, qu’elle repose en paix, ne s’est jamais remise de la perte du Murillo. Une Vierge merveilleuse, toute petite, très semblable à celle du Prado… – Il ferma les yeux à demi, comme s’il cherchait à retrouver la toile dans ses souvenirs – C’est un militaire qui l’a achetée. Il est devenu ministre par la suite… Garcia Pontejos, je crois. Il a su profiter de la situation, l’ignoble personnage. Il nous a payé trois fois rien.

— J’imagine que vous avez eu de la peine de vous défaire de tout cela – Menchu avait adopté un ton compréhensif tout à fait de circonstance ; assise en face de Belmonte, elle offrait une vue généreuse sur ses jambes.

L’invalide acquiesça d’un geste résigné qu’il avait dû adopter bien des années plus tôt. Un de ces gestes qui ne s’apprennent qu’au prix de toutes les illusions.

— Nous n’avions pas le choix. Nos amis et même la famille de ma femme ont fait le vide autour de nous après la guerre, quand j’ai perdu la direction de l’Orchestre de Madrid. À l’époque, la règle était simple : qui n’est pas avec moi est contre moi… Et je n’étais pas avec eux.

Il s’arrêta quelques instants et son attention parut se porter sur la musique qui montait d’un angle de la pièce, entre des piles de vieux disques surmontées de gravures, dans des cadres identiques, représentant Schubert, Verdi, Beethoven et Mozart. Un moment plus tard, son regard se dirigea de nouveau sur Julia et Menchu et il battit des paupières, surpris, comme s’il revenait de loin et qu’il ne s’attendît pas à les trouver encore là.

— Ensuite, il y a eu cette thrombose et la situation s’est encore compliquée davantage. Heureusement qu’il nous restait l’héritage de mon épouse. Personne n’aurait pu le lui arracher. Et nous avons réussi à conserver cette maison, quelques meubles et deux ou trois bons tableaux, dont La Partie d’échecs – il jeta un regard mélancolique sur le vide qui s’ouvrait au milieu du mur principal du salon, sur ce crochet, sur cette marque rectangulaire que le cadre avait laissée sur le papier peint, et il se caressa le menton où quelques poils blancs avaient échappé à la lame de son rasoir. Ce tableau a toujours été mon préféré.

— De qui en aviez-vous hérité ?

— D’une branche latérale, les Moncada. Un grand-oncle. Ana était une Moncada par sa mère. Un de ses ancêtres, Luis Moncada, était intendant d’Alexandre Farnèse, vers 1500… et ce don Luis devait être amateur d’art.

Julia consulta la documentation qui se trouvait sur la table, à côté des tasses de café.

— « Acquis en 1585… » dit-on ici « Peut-être à Anvers, ou moment de la capitulation des Flandres et du Brabant… »

Le vieillard hocha la tête et fit une moue évocatrice, comme s’il avait été témoin du fait.

— Oui. Sans doute une prise de guerre lors du sac de la ville. Les gens dont l’ancêtre de mon épouse était l’intendant n’avaient pas coutume de frapper à la porte ni de donner des reçus.

Julia feuilletait les documents.

— Il ne semble y avoir aucune référence antérieure à cette date, ajouta-t-elle. Vous souvenez-vous d’une histoire de famille à propos de ce tableau ? Une tradition orale, quelque chose ? N’importe quelle piste nous serait utile.

Belmonte secoua la tête.

— Non, pas que je sache. La famille de mon épouse parlait toujours de La Partie d’échecs comme du tableau flamand ou tableau Farnèse, sans doute pour ne pas oublier comment il avait été acquis… Il a même été exposé sous ces noms pendant près de vingt ans au Musée du Prado qui l’avait reçu en dépôt, jusqu’à ce que le père de mon épouse le récupère en 1923, grâce à Primo de Rivera, un ami de la famille… Mon beau-père a toujours eu ce Van Huys en grande estime, car c’était un joueur d’échecs. C’est pourquoi, lorsqu’il est arrivé entre les mains de sa fille, celle-ci n’a jamais voulu le vendre.

— Et maintenant ? demanda Menchu.

Le vieil homme resta un moment silencieux, contemplant sa tasse comme s’il n’avait pas entendu la question.

— Maintenant, les choses sont différentes – il les regarda avec des yeux lucides et désabusés, d’abord Menchu, puis Julia, comme s’il se moquait de lui-même. – Je suis un authentique déchet ; il faut se rendre à l’évidence – il frappa ses jambes à moitié invalides avec les paumes de ses mains. – Ma nièce Lola et son mari s’occupent de moi et je dois bien le leur rendre d’une façon ou d’une autre. Vous ne croyez pas ?

Menchu balbutia une excuse. Elle n’avait pas voulu être indiscrète. Il s’agissait de questions de famille, naturellement.

— Vous n’avez aucune raison de vous excuser, ne vous inquiétez pas – Belmonte leva deux doigts en l’air dans un geste qui ressemblait un peu à une absolution. C’est parfaitement normal. Ce tableau vaut de l’argent. Accroché chez moi, il ne sert à rien. Et mes neveux disent qu’un petit coup de main ne leur ferait pas de mal. Lola a la pension de son père ; mais le mari, Alfonso… – il regarda Menchu et fit un geste comme pour réclamer sa compréhension. Vous l’avez déjà rencontré : il n’a jamais travaillé de sa vie. Quant à moi… – le sourire moqueur était revenu sur les lèvres du vieillard. Si je vous disais ce que je dois payer tous les ans au fisc simplement pour être propriétaire de cette maison et pour y habiter, vous trembleriez des pieds à la tête.

— Le quartier est élégant, observa Julia. Et la maison très belle.

— Oui, mais ma retraite est ridicule. C’est pour cela que je vends peu à peu mes petits souvenirs… Le tableau me permettra de respirer un peu.

Il hocha lentement la tête d’un air songeur. Pourtant, il n’était pas véritablement abattu. Il semblait plutôt s’amuser de toute cette affaire, comme s’il y voyait des nuances humoristiques que lui seul était en mesure d’apprécier. Julia s’en rendit compte au moment où elle sortait une cigarette de son paquet, quand son regard rencontra ses yeux ironiques. Peut-être ce qui à première vue n’était rien d’autre qu’une vulgaire spoliation par des neveux sans scrupule représentait-il pour lui une curieuse expérience de laboratoire sur la cupidité familiale : « Mon oncle par-ci, mon oncle par-là, tu nous fais travailler comme des esclaves et ta pension suffit à peine à couvrir les frais ; tu serais mieux dans une maison de retraite avec des gens de ton âge. Quel dommage, avec tous ces tableaux qui ne servent à rien sur les murs… » Mais maintenant, avec l’appât du Van Huys, Belmonte devait se sentir à l’abri. Il reprenait même l’initiative après de longues années d’humiliation. Grâce au tableau, il allait pouvoir régler ses comptes avec ses neveux.

Elle lui tendit le paquet de cigarettes et il hésita, avec un sourire reconnaissant.

— Je ne devrais pas, dit-il. Lola ne me permet qu’un café au lait et une cigarette par jour…

— Qu’elle aille au diable, votre Lola, répondit la jeune femme, avec une spontanéité qui la surprit elle-même. Menchu lui jeta un regard médusé, mais le vieillard ne semblait pas fâché. Au contraire, il lança à Julia un regard où elle crut voir une lueur de complicité aussitôt éteinte. Puis il tendit ses doigts osseux pour prendre une cigarette.

— À propos du tableau, dit Julia en se penchant au-dessus de la table pour donner du feu à Belmonte, il y a du nouveau…

Le vieil homme avala la fumée avec plaisir et la retint dans ses poumons aussi longtemps qu’il le put. Puis il la regarda, les yeux mi-clos.

— Bonnes nouvelles, ou mauvaises ?

— Bonnes. Une inscription d’époque est apparue sous la peinture. Le tableau prendra de la valeur si elle est mise au jour – elle se cala au fond de sa chaise, un sourire sur les lèvres. – C’est à vous de décider.

Belmonte regarda Menchu, puis Julia, comme s’il se livrait à quelque comparaison secrète ou qu’il hésitât entre deux fidélités. Finalement, il parut prendre un parti et, après avoir longuement tiré sur sa cigarette posa les mains sur ses genoux avec une expression satisfaite.

— En plus d’être jolie, vous paraissez fort intelligente dit-il à Julia. Je suis même sûr que vous aimez Bach.

— Effectivement.

— Expliquez-moi de quoi il s’agit, s’il vous plaît.

Et Julia le lui expliqua.

 

— Il faut voir – Belmonte hochait la tête, après un long silence incrédule. – Tant d’années que je contemple ce tableau, jour après jour, et je n’aurais jamais cru… – Il lança un coup d’œil à la marque laissée sur le mur par le Van Huys et plissa les yeux en ébauchant un sourire de contentement. – Ainsi donc, notre peintre aimait le devinettes…

— On dirait bien, répondit Julia.

Belmonte montra le tourne-disque qui continuait à jouer dans un coin.

Il n’était pas le seul, dit-il. Il n’était pas rare autrefois qu’une œuvre d’art recèle des jeux et de clés occultes. Prenez Bach, par exemple. Les dix canons de son Offrande figurent parmi ce qu’il a composé de plus parfait. Et pourtant, il n’en a écrit aucun du début jusqu’à la fin… Il l’a fait de propos délibéré, comme s’il s’agissait de devinettes proposées à Frédéric de Prusse… Un défi musical fréquent à l’époque. Il consistait à écrire un thème, à l’accompagner de quelques indications plus ou moins énigmatiques et à laisser l’autre musicien découvrir le canon basé sur ce thème. L’autre joueur, somme toute, puisqu’il s’agissait d’un jeu.

— Très intéressant, opina Menchu.

— Plus encore que vous ne croyez. Bach, comme beaucoup d’artistes, aimait jouer des tours. Il recourait constamment à des stratagèmes pour tromper son auditoire : espiègleries avec des notes et des lettres, variations ingénieuses, fugues insolites et, par-dessus tout, un grand sens de l’humour… Par exemple, dans une de ses compositions à six voix, il introduit en catimini son propre nom, réparti entre deux des voix supérieures. Mais ces choses n’existaient pas seulement en musique : Lewis Carroll, qui était mathématicien et écrivain en plus d’être un grand amateur d’échecs, affectionnait les acrostiches… Il existe des manières fort habiles de cacher des choses dans une pièce de musique, dans un poème ou dans un tableau.

Je n’en doute pas, répondit Julia. Les symboles et les codes secrets apparaissent fréquemment dans les arts. Même dans l’art moderne… Le problème, c’est que nous ne possédons pas toujours les clés nécessaires pour déchiffrer ces messages ; surtout les plus anciens – et ce fut elle qui cette fois regarda d’un air pensif le mur vide. Mais avec La Partie d’échecs, nous disposons de quelques pistes. Nous pouvons au moins essayer.

Belmonte s’appuya contre le dossier de son fauteuil roulant et inclina la tête, ses yeux rieurs fixés sur Julia.

— Tenez-moi au courant, dit-il. Je vous assure que rien ne me ferait plus grand plaisir.

Elles prenaient congé dans le vestibule quand arrivèrent les neveux. Lola était une femme décharnée, sèche, dans la trentaine avancée, cheveux roux, petits yeux de rapace. De son bras droit, engoncé dans la manche d’un manteau de fourrure, elle tenait le bras gauche de son mari : un homme brun, mince, plus jeune qu’elle, dont la calvitie précoce était atténuée par un magnifique bronzage. Julia n’aurait pas eu besoin que le vieil homme leur dise un peu plus tôt que le mari de sa nièce n’avait jamais travaillé de sa vie pour deviner qu’il avait trouvé de plein droit sa place parmi ceux qui aspirent à vivre avec un minimum d’effort. Ses traits, auxquels de petites poches sous les yeux donnaient un air vaguement débauché, avaient une expression rusée et légèrement cynique qu’une bouche grande et sensuelle ne prenait pas la peine de démentir. Il était vêtu d’un blazer bleu à boutons dorés, sans cravate, et son allure était tout à fait celle d’un homme qui passe son temps dans les cafés élégants à l’heure de l’apéritif et dans les boîtes à la mode, celle d’un homme pour qui la roulette et les cartes n’ont plus de secret.

— Ma nièce Lola et son mari Alfonso, dit Belmonte.

Ils se saluèrent, sans enthousiasme de la part de la nièce, mais avec un intérêt manifeste du côté du mari qui retint la main de Julia un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire, tout en l’examinant de la tête aux pieds avec un œil de connaisseur. Puis il se tourna vers Menchu qu’il salua par son prénom, comme une vieille connaissance.

— Ces dames sont venues pour le tableau, expliqua Belmonte.,

Le neveu fit claquer sa langue.

— Le tableau, naturellement. Ton fameux tableau.

On les mit au courant de la nouvelle situation. Les mains dans les poches, Alfonso souriait en regardant Julia.

— S’il s’agit d’augmenter la valeur du tableau, ou de toute autre chose d’ailleurs, lui dit-il, la nouvelle me paraît excellente. Si vous avez d’autres surprises du même genre, n’hésitez pas à revenir nous voir. Nous adorons les surprises.

La nièce ne partageait pas la satisfaction de son mari.

— Il faut que nous en parlions, dit-elle, fâchée… Qui nous garantit qu’on ne va pas abîmer le tableau ?

— Ce serait impardonnable ! s’exclama Alfonso sans quitter Julia des yeux. Mais je ne crois pas que cette jeune fille soit capable de nous faire une chose pareille.

Lola Belmonte lança à son mari un regard impatient.

— Ne te mêle pas de ça. C’est mon affaire.

— Tu te trompes, chérie – le sourire d’Alfonso s’était encore élargi. Nous sommes mariés sous le régime de la communauté, encore que réduite aux acquêts.

— Je te dis de ne pas t’en mêler.

Alfonso se tourna lentement vers elle. L’expression rusée de son visage s’était accentuée, durcie. Son sourire ressemblait maintenant à une lame de couteau et, quand elle s’en rendit compte, Julia se dit que le neveu par alliance était peut-être moins inoffensif qu’il ne paraissait à première vue. Ce ne doit pas être très agréable, se dit-elle, d’avoir des comptes à régler avec un type capable de sourire ainsi.

— Ne sois pas ridicule… Chérie.

Il y avait tout ce qu’on voulait dans ce chérie, sauf de la tendresse, et Lola Belmonte semblait le savoir mieux que personne ; ils la virent contenir à grand-peine sa rage et son humiliation. Menchu fit un pas en avant, décidée à descendre dans l’arène.

— Nous avons déjà parlé à don Manuel, annonça-t-elle. Et il est d’accord.

C’était un autre aspect de la question, songea Julia qui allait de surprise en surprise. Car, de son fauteuil roulant, l’invalide avait observé l’escarmouche, les mains croisées sur le ventre ; comme un spectateur qui reste volontairement en marge d’une question à l’analyse de laquelle il assiste cependant avec l’intérêt malicieux du voyeur.

Curieux personnage, pensa la jeune femme. Curieuse famille.

— En effet, confirma le vieil homme sans s’adresser à personne en particulier. Je suis d’accord. En principe.

La nièce se tordit les mains dans un long tintement de bracelets. Elle paraissait angoissée ; ou furieuse. Peut-être les deux en même temps.

— Mais mon oncle, il faut d’abord en parler. Je ne doute pas de la bonne volonté de ces dames…

— Demoiselles, corrigea le mari sans cesser de sourire à Julia.

— Demoiselles ou ce qu’on voudra – fâchée de sa propre irritation, Lola Belmonte bafouillait. Elles auraient dû nous consulter nous aussi.

— Pour ma part, dit le mari, elles ont ma bénédiction.

Menchu dévisageait effrontément Alfonso et elle parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle se ravisa. Puis elle regarda la nièce.

— Vous avez entendu votre mari.

— Je m’en moque ! C’est moi l’héritière.

De son fauteuil roulant, Belmonte leva ironiquement une main osseuse, comme s’il demandait la permission d’intervenir.

— Je suis encore vivant, ma petite Lola… Ton héritage viendra eh son temps.

— Amen, répliqua Alfonso.

La nièce pointa son menton en galoche vers Menchu dans un geste rempli d’agressivité et Julia crut un instant qu’elle allait les attaquer. Cette mégère pouvait être vraiment dangereuse avec ses ongles longs et cet air d’oiseau de proie, si bien qu’elle se préparait déjà à lui faire face tandis que son cœur pompait à toute force de l’adrénaline dans ses artères. Julia n’avait rien d’une athlète ; mais quand elle était petite, elle avait appris de César quelques coups vicieux, très utiles pour tuer les pirates. Fort heureusement, la violence de la nièce se limita à son regard et à la manière dont elle quitta le vestibule en leur tournant à moitié le dos.

— Vous aurez de mes nouvelles, dit-elle. Et le claquement furieux de ses talons se perdit au fond du couloir.

Les mains dans les poches, Alfonso souriait avec une sérénité placide.

— Ne le prenez pas mal – il se retourna vers Belmonte, N’est-ce pas, mon oncle ?… Comme vous le voyez, ma petite Lola est un trésor… Un ange du ciel.

L’invalide acquiesça d’un signe de tête, distrait manifestement, il pensait à autre chose. Le rectangle vide sur le mur semblait captiver son attention, comme s’il s’y dessinait des signes mystérieux que lui seul fût capable de lire avec ses yeux fatigués.

 

— Tu connaissais donc le neveu, dit Julia dès qu’elles se retrouvèrent dans la rue.

Menchu, qui regardait la vitrine d’un magasin, fit un geste affirmatif.

— Il y a longtemps, expliqua-t-elle en se penchant pour s’assurer du prix d’une paire de chaussures. Trois ou quatre ans, je crois.

— Je comprends maintenant l’affaire du tableau… Ce n’est pas le vieil homme qui te l’a proposée, mais lui.

Menchu sourit d’un air entendu.

— Un bon point pour toi, ma jolie. Mais ne va pas chercher midi à quatorze heures. Nous avons eu ce que toi, si réservée, tu appellerais une liaison… C’est de l’histoire ancienne. Mais quand l’affaire du Van Huys s’est présentée, il a eu la gentillesse de penser à moi.

— Et pourquoi ne s’est-il pas chargé lui-même des négociations ?

Parce que personne ne lui fait confiance, don Manuel compris… – elle éclata de rire. Le petit Alfonso Lapena, plus connu comme le Tricheur, doit de l’argent à tout le monde, même au cireur du coin de la rue. Il y a quelques mois, il est passé tout près de faire un tour en prison. Une histoire de chèques sans provision.

— Et de quoi vit-il ?

— De sa femme, des crétins qui se laissent berner, de son culot.

— Et il compte sur le Van Huys pour se tirer d’affaire.

— Oui. Il meurt d’envie de le transformer en petits tas de jetons sur un tapis vert.

— Drôle d’oiseau.

— Exact. Mais j’ai une faiblesse pour les voyous et Alfonso me plaît assez – elle réfléchit un instant. Bien que ses aptitudes techniques, si je me souviens bien, n’aient rien non plus pour lui valoir une médaille. Il est… Comment dire ? – elle cherchait la définition exacte. Très peu imaginatif, tu comprends ? Rien à voir avec Max. Monotone, si tu vois ce que je veux dire : du genre bonjour madame, merci madame. Mais on ne s’ennuie quand même pas avec lui. Il raconte de délicieuses histoires cochonnes.

— Sa femme est au courant ?

— Je suppose qu’elle s’en doute. Elle est loin d’être idiote. C’est pour ça qu’elle me fait cette tête. Une vraie sorcière.